Nulle part _ Nowhere #04

Au Liban, impossible de ne pas s’égarer en portant son regard sur la mer… à l’infini. Durant les années de guerre, c’était le seul bien commun qui ne changeait pas d’appartenance, ou d’allégeance, le seul paysage accessible à tous: la mer, le ciel, l’horizon.

Comme beaucoup d’enfants de ma génération, j’ai grandi en rêvant d’un monde meilleur, là bas, quelque part. Loin de la folie meurtrière. Là bas, au loin.

Au delà de la mer, c’était le champ des possibles. En face, il y avait Chypre. Et au delà de Chypre, l’Europe. Les pays riches. Avec des musées, des cathédrales, des jardins et des fleuves traversant les villes. Mais aussi et surtout avec de l’électricité et de l’eau courante. Et puis des routes bien asphaltées, des trottoirs pour les piétons, des feux de circulation, des lampadaires. Des villes éclairées la nuit, comme au cinéma. Des campagnes qu’on pouvait parcourir à vélo. Et je me voyais heureux, là bas. La mer devenait un écran de liberté sur lequel je projetais mes fictions du jour au format super panoramique.

Je ne vis plus au bord de la mer. Elle est même un peu loin… Lorsque je voyage, je ne peux m’empêcher d’aller “quelque part” pour voir la mer comme quelqu’un qui cherche sa patrie. Instinctivement, je commence à photographier. L’Atlantique, le Pacifique, les Caraïbes, et quand ce n’est pas possible, un cours d’eau, une rivière, un delta… ou une flaque d’eau. Tout ce qui peut me ramener à cet écran fou et libre de mon enfance. Des images subjectives, ou plutôt des impressions. Je ne suis jamais rassasié car en fait, c’est la Méditerranée et rien d’autre que je recherche, avec sa lumière et son eau si particulières. Ma mer. Sauf que, au fil des ans, il s’est passé quelque chose. Je ne la vois plus comme au cinéma, en panoramique, car depuis, j’ai traversé l’écran des possibles, Chypre, l’Europe, et plus loin encore, l’Amérique du Nord. J’ai connu les campagnes qu’on pouvait parcourir à vélo et les villes éclairées la nuit. Maintenant quand je regarde la Méditerranée, elle est devenue une abstraction, comme toutes les mers que je photographie. Une idée. Un concept. Une contrée immatérielle à laquelle, pourtant, je m’identifie. Elle est en moi, mais elle n’est nulle part.